Il y a bien longtemps, avant même que le Japon ne prenne la forme que nous lui connaissons aujourd’hui, vivaient des chiens robustes et farouches, partageant leur territoire avec les loups japonais. Ces chiens primitifs, ancêtres du Shikoku Ken, étaient déjà les fidèles compagnons des premiers habitants de l’île de Shikoku, région montagneuse et isolée du sud du Japon.
Le Shikoku Ken descend directement des chiens de type spitz, qui accompagnaient les chasseurs dans les forêts denses et escarpées de l’île. On suppose qu’il partage un lointain lien de parenté avec le loup japonais (Canis lupus hodophilax), une sous-espèce aujourd’hui éteinte. Cette proximité avec le loup lui confère une apparence sauvage et une grande capacité d’adaptation.
Durant des siècles, les habitants de Shikoku ont sélectionné leurs chiens pour leur endurance, leur agilité et leur courage face aux proies redoutables comme le sanglier. L’isolement de l’île a favorisé le développement de lignées distinctes, adaptées aux différentes régions montagneuses : les Awa, Hongawa et Hata.
C’est dans les années 1920 que la race commence à être officiellement reconnue au Japon. À cette époque, le pays s’intéresse à la préservation de ses races indigènes, notamment sous l’impulsion du Nihon Ken Hozonkai (NIPPO), une organisation dédiée à la protection des chiens japonais traditionnels. En 1937, le Shikoku Ken est désigné trésor national par le gouvernement japonais, renforçant son importance culturelle et historique.
Les montagnes du Shikoku étaient rudes, mais elles donnaient naissance à des chiens d’exception. Peu à peu, trois lignées distinctes virent le jour, façonnées par leur environnement :
– Awa : élégants et agiles, ces Shikokus excellaient dans la chasse au gibier des sommets. Dotés d’un corps élancé et musclé, ils étaient particulièrement appréciés pour leur rapidité et leur endurance en terrain escarpé. Leur pelage, souvent plus clair que celui des autres lignées, leur permettait de mieux se fondre dans les paysages montagneux. Malheureusement, la lignée Awa fut presque entièrement décimée au 20ᵉ siècle, victime des guerres et des politiques de contrôle de la rage. Seuls quelques individus furent retrouvés, mais en trop petit nombre pour assurer la préservation de la lignée pure.
– Hongawa : issus d’une région isolée et difficile d’accès, ils étaient considérés comme les plus purs en raison du peu de croisements avec d’autres lignées. Ces chiens, au gabarit légèrement plus massif et au tempérament affirmé, se distinguaient par leur ossature solide et leur endurance exceptionnelle. Adaptés aux terrains les plus escarpés, ils étaient d’une robustesse impressionnante et faisaient preuve d’une ténacité redoutable lors de la chasse au sanglier. Aujourd’hui, la lignée Hongawa est celle qui a le mieux survécu et qui sert de base au Shikoku Ken moderne.
– Hata : polyvalents et intelligents, ils étaient utilisés autant pour la chasse que pour la protection des foyers. Leur morphologie était plus trapue que celle des Awa, avec une musculature développée leur permettant d’exceller aussi bien dans l’endurance que dans la puissance. Leur tempérament équilibré et leur capacité d’adaptation en faisaient des compagnons fiables pour les chasseurs comme pour les familles. Moins isolée que la lignée Hongawa, la lignée Hata a été plus exposée aux croisements, ce qui a permis une certaine diversité mais aussi une dilution progressive de ses caractéristiques propres.
Chaque lignée portait en elle l’essence du Shikoku Ken, ce mélange parfait de courage, d’endurance et de fidélité. Mais l’histoire n’est jamais un long fleuve tranquille…
Dans un Japon en pleine expansion, les chiens japonais parcouraient fièrement les forêts et les plaines aux côtés des chasseurs. Du majestueux Akita au courageux Shikoku, en passant par l’intrépide Kishu et l’élégant Shiba, ces races étaient les gardiennes d’une tradition séculaire. Mais lorsque les tambours de guerre résonnèrent, leur destin bascula.
Le Japon entra d’abord en guerre en 1931, avec l’invasion de la Mandchourie. Au début, les campagnes militaires restaient loin des montagnes du Shikoku et des villages reculés. Mais en 1941, avec l’attaque de Pearl Harbor et l’entrée officielle du Japon dans la Seconde Guerre mondiale, le conflit toucha directement la population civile… et ses chiens.
Les temps devinrent difficiles. La nourriture se fit rare. Les hommes partirent au front, abandonnant derrière eux leurs foyers, leurs familles… et leurs compagnons à quatre pattes.
Dans les villes japonaises, un danger inattendu fit surface : la menace de la rage. Bien que la maladie existât bel et bien, son ampleur réelle restait limitée. Pourtant, dans ce climat de chaos et de pénurie, les dirigeants virent dans cette crainte une opportunité pour justifier des mesures extrêmes. Officiellement, l’abattage massif des chiens devait prévenir une possible épidémie. Mais officieusement, il répondait aussi à des besoins beaucoup plus concrets : réduire les bouches à nourrir et récupérer des ressources comme la peau et le cuir pour l’effort de guerre.
Les familles furent sommées de se séparer de leurs chiens sous prétexte de sécurité sanitaire. Des campagnes d’élimination furent menées dans les quartiers, transformant les aboiements familiers en un silence pesant. Des patrouilles capturaient les chiens sans distinction, les emmenant sous le regard impuissant de leurs maîtres. Certains habitants, conscients de ce subterfuge, relâchaient discrètement leur chien dans la nature, espérant qu’il trouve refuge loin des villes.
La peur de la rage fut donc bien plus qu’une simple précaution sanitaire : elle devint un outil pratique pour justifier l’abattage massif de chiens à une époque où chaque ressource, aussi cruelle soit-elle à exploiter, était jugée essentielle à la survie du pays en guerre.
Avec l’aggravation du conflit, un autre drame se joua. Le cuir, indispensable pour l’équipement militaire — uniformes, bottes, sangles —, devint une ressource rare et précieuse. Et certains chiens furent sacrifiés pour cela.
Les plus grandes races, comme l’Akita et le Kishu, furent particulièrement ciblées. Leur fourrure et leur peau, autrefois des symboles de leur noblesse, devinrent des matières premières pour la machine de guerre. Beaucoup furent envoyés aux abattoirs, non plus comme compagnons de l’homme, mais comme ressources destinées à soutenir l’effort militaire.
La montée du militarisme dans les années 1930 avait déjà conduit à des restrictions sur les ressources, mais c’est entre 1943 et 1944, lorsque la guerre tourna en défaveur du Japon, que les campagnes d’abattage atteignirent leur paroxysme.
La nécessité de fournir des matériaux pour l’armée combinée à la crainte de la rage offrit une double justification pour ces mesures drastiques. Des milliers de chiens furent abattus dans les grandes villes comme dans les campagnes.
Ainsi, ce qui avait mis des siècles à se construire faillit disparaître en une poignée d’années. Des lignées entières de chiens japonais furent décimées. Mais l’esprit de ces chiens était trop résilient pour disparaître sans lutter…
Les Shikoku, comme tant d’autres chiens japonais, faillirent disparaître. Isolés dans leurs montagnes, ils échappèrent en partie aux massacres des villes, mais la faim, le froid et l’abandon en décimèrent un grand nombre. La lignée Awa, déjà fragile, fut quasiment effacée de l’histoire.
Après la guerre, lorsqu’enfin le silence retomba sur le pays meurtri, on compta les survivants. Ils étaient si peu nombreux qu’il fallut un immense effort pour préserver ce qui restait.
Mais le Japon, à l’image de ses chiens, est un peuple résilient. Des passionnés, des éleveurs, des amoureux des races japonaises refusèrent de voir ces compagnons disparaître à jamais. Ils parcoururent le pays à la recherche des derniers représentants, reconstituant patiemment les lignées, rétablissant l’équilibre brisé.
Aujourd’hui, nous avons encore des Akita, des Shiba, des Kishu, des Kai, des Hokkaido et des Shikoku grâce à ces efforts. Mais leur histoire n’est pas oubliée. Derrière chaque regard perçant, chaque aboiement dans le vent, chaque course à travers les bois, résonne l’écho d’un passé douloureux.
Après la guerre, quelques passionnés refusèrent d’accepter la disparition de cette race unique. Ils parcoururent montagnes et vallées, recensèrent les survivants et entreprirent un travail minutieux de préservation. Grâce à leur dévouement, la lignée Hongawa devint la référence du standard moderne, tandis que la lignée Hata continua d’exister à plus petite échelle.
Aujourd’hui, le Shikoku Ken est reconnu comme un trésor national japonais, une race rare et précieuse dont la survie dépend encore de la vigilance des éleveurs et des amoureux de la race.
Le Shikoku Ken, aussi fier et indépendant soit-il, a besoin des hommes pour perdurer. Il est aujourd’hui confronté à un nouveau danger : l’érosion de son patrimoine génétique. Avec un nombre limité de naissances chaque année, le risque d’extinction plane sur la race.
Mais l’histoire n’est pas encore écrite. Les éleveurs continuent d’importer des individus, de rechercher les meilleurs mariages pour préserver la diversité génétique et d’éduquer les futurs adoptants à l’importance de cet héritage.
Vous, qui êtes sur ce site pour en savoir plus sur la race, avez peut-être un rôle à jouer. Que vous soyez passionné par la race ou simple curieux, sachez qu’en apprenant et en partageant l’histoire du Shikoku, vous contribuez à sa survie.
Alors, la prochaine fois que vous croiserez le regard d’un Shikoku, souvenez-vous : derrière ses yeux se cache une légende millénaire, celle d’un chien des montagnes, d’un chasseur infatigable, et d’un trésor qu’il nous appartient de préserver.